CHAPITREC NEUF

DE SURPRISES EN SURPRISES

Quoi de plus brutal qu’une porte brutalement ouverte. J’appelle « brutalement ouverte » quand elle est fêlée deux fois en une seconde : la première fêlure provenant du coup de latte que tu lui balances, la seconde de sa rude réception contre la cloison intérieure. Bang, bang. Le double bang, quoi ! Comme les avions réactionnaires. Généralement, ça produit son petit effet : voir les films de gangsters. T’as les forbans en train de taper le carton en lichetrognant du bourbon frelaté. Et poum ! Les fédés ou bien les jules de la bande rivale qui surgissent et se mettent à mouliner dans le landerneau. Les joueurs ont même pas posé leur full qu’ils sont clamsés, troués comme bande de limonaire, avec la frite sur le tapis de jeu.

Cette fois-ci, rien de tel. Oh, mais alors, rien !

On irruptionne dans un séjour Sam’Suffit : carreaux de province, crépis à la chaux de Pise, meubles de Bonhomme Embois, chromos.

Je croyais débusquer une horde de vilains patibulaires, je ne trouve que le père Pinaud devant un poste de radio et une bouteille de calva.

Il roupille à mains ouvertes 5. Il a un bras allongé devant lui. Un autre qui pend dans le vide. Son front repose contre le bord de la table. Et il ronfle ! Ronfle ! Ça fait « Ahhrongneuharrrrpfouiiii » mais textuel, j’ajoute pas, j’exprime. Tu le sais, mon z’ami, la vérité est mon honneur. Je suis d’honneur. Pas prêteur, mais d’honneur. D’honneur de San. De San-A. Ah ! On est finasses, les trois poulardins, avec nos flingues dardés sur le père César. Ce qu’il est pitoyable, ainsi, Baderne-Baderne. L’a bien fait de se pointer en Bretagne, pays des épaves.

— Et alors, la Pine ! je mugis pareil à ces féroces soldats venus jusque dans nos bras égorger nos fils et nos campagnes – ce qu’il faut être lâches !

Il demeure de bronze. Si tant est que le bronze soit susceptible de produire un bruit semblable.

Bérurier me désigne la bouteille de calva aux deux tiers vide, voire au tiers pleine, selon l’endroit où l’on se place.

— Pas z’étonnant qu’y n’s’éveille point s’il aura pris une dose pareille de souprolifique. D’ailleurs, continue le Dodu, j’ai r’marqué qu’y tient moins bien l’lit’, Pinuche, d’puis sa dernière bronchite. Y lu ont filé des biotiques qu’a masturbé sa résistance à l’alcool. Deux malheureuses boutanches de muscadet et l’v’là pompette, l’ancêt’.

Je m’abstiens de renchérir, étant trop ému par ce que je viens de découvrir.

Une chose bleuâtre barre la nuque du Débris. Cela ressemble à une ecchymose, de fines gouttelettes de sang en sourdent, qui se coagulent avant de couler.

— On l’a assommé, dis-je. Il a pris un coup de tisonnier dans les cervicales. Il ne ronfle pas : il râle. Pourvu qu’il n’ait pas une vertèbre de brisée.

Son guignol bat molo, il cigogne les cerceaux de notre cher vieux copain, marque des temps d’arrêt, reprend son petit canter pour mollir de nouveau.

— Va-t-il un médecin dans l’île ? je demande au maire.

— Oui et non, répond-il.

L’impeccable con ! Comme si c’était l’instant des finasseries verbales !

Enfin, c’est oui ou c’est merde ?

Il n’y a pas de médecin en exercice, s’empresse l’édile, mais il y a un vieux toubib de marine en retraite qui soigne la population lorsqu’il n’est pas trop saoul.

— Allez le chercher et qu’il se remue les noix ! S’il est saoul, faites-lui boire de l’eau de javel, mais amenez-le, ça urge !

Le maire s’enfonce dans les trépignantes bourrasques. Béru, agenouillé au bord de Pinuche, lui tient la main et pleure en lui parlant.

— Trouvez un matelas et apportez-le ici, ordonné-je à Le Guennec et Maumau.

Je soulève une paupière de la Vieillerie. C’est blanc. D’un blanc jauni par des rébellions hépatiques.

— Pinaud, tu m’entends ? lui chuchoté-je à l’oreille.

Rien.

Redoublement des sanglots du violon béruréen.

— Mon Pinuche ! Not’ pote ! Not’ vieillasse ! Not’ radoteur chéri ! Not’ vieille guenille ! Not’ saloperie ! Not’ vieux con ! Tu vas pas m’crever d’vant, dis, ordure ! J’t’interdis, boug’ d’dégueulasserie ! Ah ! m’fais pas le coup, ’spèce de larve, qu’autrement sinon j’t’cause plus jamais de ce qui s’appelle jamais ! Mais r’gardez-moi, ce nom d’Dieu de bastringue de merde qui nous lâche ! Mais y va l’faire, l’salaud pourri ! Y l’est cap’, j’vous dis ! Mont’ton palpitant, mon bijou : ouf ! ça breloque encore. Tiens bon la rampe, ma Pine. Laisse-toi pas glisser, vieux frivole. On en reboirera des pots ensemb’… J’t’interdis de canner, moi et San-A. Hein, San-A, que tu lu défends formel ? T’entends, la Pine ? Y t’défend, le commissaire de mes deux ! Essaie un peu, et tu voiras ce qu’t’encours, vieux Nougat ! Pote ou pas, tu la sentireras passer, promis, bourrique ! Retiens-toi, quoi ! Qu’est-ce t’as dit ? T’as pas dit ? Il a pas dit ? Qu’est-ce vous dites ? C’tait un pet ? Juste un pet ? Ben c’est qu’y eguesiste alors ! J’ai jamais entendu péter un mort ! Si, vous pensez qu’ça arrive ? L’air des poumons qui s’en va par l’trou duc ? Ecoute, Pinuche, arrête ta mauvaise tête. Bon, t’agonises, et alors ? T’vas pas n’s’en chier des pendules ! Soye sérieux, César. Coule pas à pic. Maintiens-toi, merde ! Mont’ que t’en as dans le futal. Y a plein d’gonzesses encor’ à brosser ! Tu craches pas dessus, vieille seringue. J’ai jamais trouvé un plus viceloque qu’ta pomme. Av’c ton air con et ta vue basse t’embourbais les frangines d’première. Oh, pas du surchoix, pas d’la fraîcheur angélique, mais les bons vieux fourneaux qu’ont l’fion comm’ des portes de grange. T’mettais dix minutes à t’dégainer Coquette d’au travers tes maillots, longs calcifs et pans d’limace, mais quand t’avais estrapolé ta rapière, l’aminche, fallait t’voir monter en danseuse ! T’as pas le mahousse chibroque impressionnant, comme disons moi, de c’lui qui fait siffler les dames d’admirance, ou bien qui les tourmente de son ampleur, vu qu’t’as des gerces que l’mari les ouvrage à la pointe Bic. Mais t’ent’ dans la catégorie des gonziers qu’ça n’a pas d’importance, la dimension. Des ceuss qui compensent la moyenneté d’leur paf par une technique vigoureuse. Toi, ta spécialité, c’est la l’vrette, et pour un larron d’ton carat, chapeau ! J’sais pourquoi qu’tu prédictionnes pour la l’vrette, Bébé rose : ça t’permet de limer en conservant ton mégot et ton chapeau. T’as tes marottes.

« J’m’rappelle la vieille douarière ritale, qu’t’embourbais à la paresseuse après l’avoir retroussée comm’ un pébroque. Tu l’enfournais par la poupe, saligaud, et t’avais les bras croisés su’ son dos, comme tu t’serais trouvé à visionner Napoli du balcon d’ton hôtel. Le bord d’ton vieux bada était rabattu, et on ne voiliait qu’ton sourire béat autour d’ton mégot. Ta force, c’est qu’tu peux varloper pendant des plombes sans fatiguer. Tu pars pas à dame tout d’suite. T’as une haute r’tenue, Pinuche. Comme si tu pens’rais à aut’chose ; à des trucs qu’ont rien à voir et qui t’font rigoler. T’es l’seul commak. Dieu sait si j’en ai visionné, des mecs en train d’bien faire. Tous, c’qu’est frappant, c’est le comment y sont préoccupés par le tagada. Soucieux, on dirait, ronchons, même. Toi, jamais. La marrade ! Le grand sourire délicieux. Comme chez l’photographe. Bonsoir mesdames, bonsoir mesdemoiselles, bonsoir messieurs. Vive la France ! Alors j’veux encore t’voir bavouiller, frangin ! J’t’emmènerai dans des claques qu’j’sais, où y a des d’moiselles d’la bonne société. Ecoute, j’te prêterai Berthe, si l’cœur t’en dira. Ouais, mon drôle, j’irai jusqu’à là pour ta régalade. Tout, mais j’veux pas que tu crèves. Meurs pas, j’t’enverrai des caisses de muscadet sur lie ; je t’achèterai la tévé couleur. On bouffera encore l’foie gras de la Barrière Poquelin. On s’fera sucer, Pinaud, je te garantis. Enfin, Seigneur, quoi : une bonne pipe, ça vaut l’coup d’pas clamser, non ? Tu mourriras plus tard, quand’j’s’rai vioque. Qu’on aura l’âge d’se faire des raisons. Qu’on aura plus b’soin les uns de l’aut ; qu’on s’ra d’venus égoïss et qu’aura plus qu’nos bobos pour nous préoccuper. Bon, allez, c’est dit, tu vis.

Le Gros lève sur moi la face la plus sublime qu’il m’ait été donné de rencontrer.

— Il va vivre, me dit-il en souriant à travers ses larmes. J’le connais – il va vivre !

— Avez-vous remarqué une chose, monsieur le commissaire ? murmure Le Guennec.

Pinuche est allongé sur un matelas, nous avons étalé une couverture sur sa chétive carcasse. Il continue ses râleries éprouvantes. Bérurier lui tient la main. Continue de lui parler, et reparler, à en déparler, comme si les mots contenaient l’irréparable à distance, comme s’ils insufflaient de la vie à notre cher vieux copain.

— Remarqué quoi, Le Guennec ?

— Le poste de radio.

J’avoue que seul Pinuche a capté mon attention jusqu’alors. Je balance un coup de périscope à l’appareil, lequel continue de fonctionner. Et je tressaille (ou bien sourcille, si tu estimes que ça fait plus sobre). Il ne s’agit pas d’un poste à transistor ordinaire, mais d’un appareil récepteur-émetteur. Pour l’instant il est branché sur les ondes de la Marine Nationale et on ne perçoit que des converses échangées à travers l’espace, avec des noms de code, des chiffres, des termes abscons pour les non initiés. Je branle le chef (je suis le chef, j’ai le droit).

— Votre ami sait se servir d’un appareil émetteur ? me demande mon collaborateur.

Je sursaute (ou re-sourcille, si vraiment ça te paraît mieux approprié).

Tiens ; c’est vrai que Pinuche a des dons de sans-filiste, comme il le dit lui-même dans son vieux langage de boy-scout d’un autre âge.

— En effet, il sait.

— C’est à se demander ce qu’il fabriquait sur cette île, hein ? lâche hypocritement Le Guennec.

Oui : c’est à se le demander. Car, visiblement, Pinaud était « installé » dans ce bungalow. Son pardingue est accroché au portemanteau, et son veston posé sur le dossier de sa chaise. Il buvait du calva en manœuvrant le poste. Il était en communication avec qui ? Donc, sa carte de représentant en bandocheries lui servait de façade ?

Mais pour qui travaillait-il, ce bougre de cachotier ?

Je rafle la boutanche et me téléphone un grand coup de raide dans les profondeurs afin d’y apporter la paix.

La Pinasse râle de plus en plus fort. Béru lui exprime des choses de plus en plus tendres. Le Guennec devient de plus en plus dubitatif. Et Santonio de plus en plus perplexe. Il se dit des machins, l’Antonioniote. Que, par exemple, il est troublant qu’ils soient mutés dans un bled, lui et Béru, dont le sous-préfet n’est autre que le Vieux. Troublant qu’il tombe sur un représentant de commerce qui n’est autre que César Pinaud. Et plus troublant encore qu’il se mette à se passer des événements comme il n’y en eut jamais à Ploumanac’h Vermoh : l’explosion du phare, le meurtre du gardien, l’assassinat d’un patron pêcheur ; l’assassinat d’une îlote ; le retour au pays d’un gibier de potence, dynamiteur patenté. Oh ! mais tu sais que ça fait beaucoup ? Que ça fait trop ? N’en jetez plus, la cour est pleine.

Pour qui sans-filait Pinaud ?

Qui l’a massacré ?

— Dis donc, Maumau ?

Tiens, je me suis mis à le tutoyer, le Jean-Bart de Ploumanach’h. Ça ne le trouble pas le moins du world.

— Présent ! répond-il.

— Tu es bien certain que par un temps pareil toutes communications par voies de mer sont interrompues avec le continent ?

— Evidemment, commissaire. Nos côtes sont les plus rocheuses de France. N’importe quel bateau serait broyé s’il tentait de prendre la mer.

— Et par hélicoptère ?

Il pouffe d’un rire plein d’aigreur, de dérision, et de tout ce que tu peux imaginer de sardonique à l’huile.

— Mais il serait emporté comme vous savez quoi ?

— Un fétu de paille, proposé-je aimablement.

— Très exactement, approuve Troudbal-le-marin, légendaire héros des « Mille et une nuits plus celle-ci ».

— Donc, toujours le même leitmotiv : le ou les meurtriers sont encore à Nichemar’h ?

— Bien entendu, et soit dit entre nous, je me demande ce que vous autres flics foutez à guigner votre copain au lieu de tout fouiller partout, bordel !

Il a lâché sa râlerie. Loin d’en être apaisé, il rognit de plus rechef :

— Bon Dieu, on assassine les gens à vos nez et barbe, et vous autres faites ripaille chez la mère Trutrude, et puis vous venez pleurnicher sur la carcasse de ce vieux nœud qui s’est laissé massacrer en manipulant un poste clandestin. Franchement, les gars, je me faisais une autre idée de la police. Pas une haute idée : une autre !

Un silence suit.

Bérurier vient de se lever. Il torchonne ses larmes visqueuses d’un double revers de manches. Après quoi il s’annonce devant Bidick.

— Dis donc, l’navigateur, déclare l’Hénorme d’une voix sourde, j’te vas donner une troisième idée d’la police, moi.

Et il lui tire un pain au bouc. Maumau quetsche en arrière, le cul par-dessus sa chaise. Mais qu’à peine le voilà déjà relevé. Et c’est un plongeon de rugbyman gallois dans le burlingue à Alexandre-Benoît. Le Mastar fait « Hhhhan », et tombe sur son prose, telle une poire blette décrochée de sa branche.

Maumau hésite à lui savater la gueule, mais comme il est pas mauvais bourrin, il se contente de se mettre en garde pour parer à toute éventualité, selon une très belle expression que j’ai relevée dans un livre, chez des gens comme il faut qu’avaient leur bibliothèque dans leurs chiottes.

Le Mammouth reprend souffle et lui sourit. Pas qu’il le redoute, mais ils sont entre types de bonne compagnie et un mouvement d’humeur peut arriver à tout le monde, non ?

— Dis donc, l’artiste, t’es pas manchot du crâne, complimente mon zélé collaborateur.

Maumau caresse son tiroir démis.

— Et toi t’as une de ces potato ! lui retourne-t-il, ce qui est te dire comme l’harmonie refleurit entre eux deux.

Juste Le Guennec qui reste à faire la gueule de raie. Renfrogné de hautaine, le Breton ! Nos rapports, qui paraissaient se stabiliser, retombent comme un soufflé. Il n’est pas convaincu non plus par mon indolence. Il pige rien à mes méthodes. Il prend pas ça pour une méthode, d’ailleurs, mais pour du je m’enfoutisme professionnel. Alors de réprouver ostensiblement, bien prendre ses distances.

Le retour du maire, escorté d’un vieux vieillard branlant, apporte une diversion. Dommage, j’avais envie de m’expliquer auprès de Le Guennec. Note, son opinion, je m’en torche, mais ç’aurait été satisfaisant pour moi. Lui dire que j’ai besoin de planer avant de piquer, tel le busard qui a retapissé une volaille. Besoin de comprendre ce qui se passe avant d’agir pour de bon.

— Voici le docteur Aucéanonoxe, dit le Maire en désignant un candélabre détrempé.

Le doc salue d’un hochement, vu qu’il ne lui est pas possible d’articuler. Il regarde le gisant, sur son matelas, émet un hoquet comme Victor Boucher dans « Les Vignes du Seigneur » et s’agrippe (de Hong-Kong) au bras du maire pour pouvoir s’agenouiller près de Pinuche sans s’écrouler.

— Il a été assommé, crois-je bon d’expliquer. Voyez sa nuque, si vous le pouvez.

Le toubib se penche pour l’examen. Trop. Il choit. S’allonge contre Pinaud. S’endort. Fin de la séquence médicale.

— Je vous l’avais bien dit, soupire le maire.

— J’espère pour les habitants de Nichemar’h que l’air du grand large les garde en bonne santé, soupiré-je.

Et alors, bon, voilà, dans l’adversité c’est ainsi. Il faut savoir subir sans trop rechigner.

Moi, tu me connais puisqu’on se pèse souvent ensemble (pour faire l’économie d’un ticket, on grimpe toi et moi sur la bascule et ensuite on divise fraternellement le résultat par deux), je me sens soudain sur orbite, paré, impec, frais comme une bite fraîche.

Me mets en devoir, qu’ils disent, d’explorer les hardes pilnuciennes. Pourquoi ? Te le vas expliquer. Pinaud, sans-filiste d’accord. Mais une mémoire de clé à molette, le gaillard. S’il est foutu de mémoriser le code de son correspondant, je te paie : des bugnes, une montre en or mastic, un voyage à Vénissieux (en gondole), une cure de désintoxication politique, et un abonnement de trois heures au Chiasseur Français. Conclusion ? Préposé au maniement de cet émetteur, il aura noté les coordonnées de péjoration triphasée quelque part. Et c’est dans sa blague à tabac que je découvre le précieux document, entre un tronçon de carotte chargé d’humidifier son perlot et un cahier de Job gommé. Cela est rédigé au dos d’un billet de bus « Quimper-Ploumanac’h Vermoh. »

Je prends place devant le poste afin de gougner le débloqueur d’induration rationnelle molletonné. Le voyant de flaoutopage indexé gasloque. J’enclenche le ménomiaque persillé à cavernation unilatérale ; et, comme tu t’en doutes, l’inotronc pourfendeur filuge immédiatement.

Le signal se répercute. Des fredondants convexes scintillent.

Et une voix :

— Nous vous recevons, avez-vous du louveteau ?

La réception est très infameuse à cause de la tempête. Je décide que j’ai dû mal entendre et qu’il fallait comprendre nouveau au lieu de louveteau.

— Oui-da, fais-je en branlochant des cordes, pour imiter la voix du pauvre Pinuche, j’ai été victime d’une agression.

— D’une indigestion ? demande la voix.

— Non : d’une agression, un homme m’a assommé et s’est enfui, me laissant pour mort. Je viens tout juste de retrouver mes esprits, mais je souffre horriblement de la tête.

— Etes-vous en mesure d’assumer jusqu’à la conclusion ?

— Je l’espère, oui.

— Restez à l’écoute, je vais en référer à Ma Tante…

A nouveau, la considération de Le Guennec me revient, il a le respect yoyoteur, le Breton. Ça monte, descend, remonte. Brave zigus en fait, car il suffit que je m’occupe de l’enquête pour qu’il me restitue son estime.

Là, il est joyce de me voir coiffé du casque, à tripatouiller les clitoriseurs de basse fréquence moudurés du poste.

Un lapsus de temps assez long s’écoule, comme dirait Béru.

Béru, il dit toujours autrement. Il devrait écrire. Je vois mes extrêmement confrères se filer la coiffe en mayonnaise pour essayer de trouver un style nouveau. T’en as qu’écrivent sans ponctuation ni majuscule ni à la ligne, tout en vrac, queue leu leu. Démerdenzi, mon pote. Juste pour t’épastouiller. Que ça fasse inspiré, génial en plein. Exemple : « Il entra dans la chambre bonjour chérie comment ça va turabra pas mal et toi ledéneige ils s’embrassèrent et il sentit monter le désir dans son corps ta mère a téléphoné pas encore il n’est que midi si tu as faim il reste du poulet froid dans le frigo la pluie tombait à verse depuis la veille et on n’était que le lendemain avec sa robe blanche elle avait l’air d’une jeune fille quand soudain la sonnerie du téléphone retentit tu veux bien répondre gontrand dit isabelle qui était en train de se masturber car on était mardi ». Textuel, ça, une forme de style révolutionnaire. Y a aussi les ceux qui n’utilisent pas les voyelles. Leurs textes, à première vue, ressemblent à du polonais médical : « bnjr mn chr dt l cmrd d’ Ibrt n rncntrnt l pr d sn m. »

Et j’en passe, j’en dépasse, en laisse, en conchie tant et plusieurs, des tas, des tonnes, des foules, des cohortes. Forçats de la plume en délire. Coûte que coûte génir. Si pas génial s’abstenir. Et je t’en reviens que Bérurier écriverait, ça donnerait d’autres résultats, plus pleins, plus intéressants.

— Allô, le cousin ? fait la voix.

Le cousin, Pinuche ! C’est vrai qu’il a quelque chose d’éternellement cousin, le Craquant. Ce lien de parenté fragile, déjà ténu, soluble, et qui fond dans le grand bol des familles, survivant peu et mal, atrophié au départ, cousins et sines, les colibris de la volière. Cousin Pinaud rétorque donc par ma voix imitative :

— J’attends.

— Vous me recevez bien, malgré la tempête ?

— Trois sur cinq quand vous êtes à la hausse.

— On dirait que ça va mieux, votre traumatisme.

— En effet, ça va mieux.

— Ah, tout le monde se fait vieux, reprend mon interlocuteur qui a mal entendu. Ma tante vous demande d’alerter la cousine, qu’elle vienne vous rejoindre.

— Par ce temps ! lâché-je.

— On peut tout de même encore y marcher sur votre île, non ?

— Evidemment.

— Alors prévenez-la par la méthode six.

— La méthode six ?

— Oui, la six, ordre de ma tante.

— Mais…

— Quoi ?

Je contrefais la Pine à s’y méprendre.

— Rien, je… Moi, c’est la mémoire.

L’autre est censé me connaître (me mis pour Pinaud) car il ricane :

— Oh ! la belle verte ! A très bientôt, cousin.

Contact interrompu. J’ôte le casque. Mes oreilles sont brûlantes et je transpire.

Les autres me détoisent, anxieux. Béru annonce :

— Je crois que le pauvre biquet va mieux. Il respire calm’ment maint’nant.

J’en suis plus qu’heureux.

Et les voici qui m’attendent des choses définitives, ou du moins progressantes.

— Alors, monsieur le commissaire ? risque Le Guennec.

— Notre ami a un auxiliaire dans l’île. Il dispose d’un moyen de l’alerter. Il ne peut s’agir de ce poste. La méthode six… La méthode six…

— Peut-être un talkie-walkie ? hypothèse Maumau.

Je me mets à rire.

— Non, j’y suis : une fusée. Une fusée verte. Le correspondant m’a dit « Oh ! la belle verte ! »

On se met à la recherche.

Le bungalow est mignard, on fouille tout sans rien dénicher. Pas de fusée. Cette construction vacancière est vide.

Pourquoi l’autre a-t-il eu cette boutade ? « Oh ! la belle verte ! » Il a balancé cette phrase comme pour m’aider, moi Pinaud, un brin vieux crabe sans mémoire. Comme on souffle la bonne réponse à un élève maldoué.

— Il y a des fusées ici, tranché-je, et ma fermeté fait plus et mieux pour mon prestige que la médaille du Mérite Immérité.

— Attendez, dit Béru, pratique.

— Toujours pratique. Sa vie, c’est ça : pratiquer. Faciliter. Traduire de l’embrouille. Langage simple, raisonnement fruste, la belle life, simple et tranquille. Merci, papa.

Le Gros sort un bref instant.

Revient.

— Eh bien ? je lui demande.

Il me désigne la fenêtre à petits carreaux. Et derrière le vitrage, on regarde foirider des boisseaux d’étincelles, qui tourneboulent sur elles-mêmes, qu’ensuite un grand « plouff » s’opère et que tu vois le dardage magistral et tantisoit incurvé d’un trait de feu qui monte dans les bourrasques, cherchant sa voie (lactée), filant haut et sûr, explosant à bout d’orbe pour donner une grande et belle et radieuse clarté tranquille, d’un vert émeraude, qui s’installe là-haut dans les zéniths infinis, comme accrochée au toit noir du ciel, luttant contre l’emprise des nuages déferleurs ; et qui balance doucettement, s’étale, illumine, poudroie, fuligine, s’anéantit progressivement, feu né du feu, affaibli par son épanouissement, mourant d’avoir trop bien fait.

Et, à présent, salut tout le monde ! L’embryon de faux jour agonise, rend l’île échevelée à la traîtreuse nuit de Bretagne en furie.

— Où se trouvait-elle, cette fusée, l’Artiste ?

— Toute prête, sur le balcon, attachée au montant du balustrade.

Il a le triomphe calme et le maîtrise sans difficulté, il le tient à distance d’orgueil, comme un dompteur son fauve, lequel recule devant sa pique.

— Il ne nous reste plus qu’à attendre, dis-je.

— Attendre qui ? demande Le Guennec.

Le veau ! Ciboulot inerte. Cellules fondantes !

— Bé : la cousine, réponds-je.

Le cher docteur Aucéanonoxe se met à ronfler avec une bruyance qui fait peur et mal aux trompes. Je supprime différentes sources lumineuses dans la maison, ne laissant subsister qu’une loupiote.

— Et maintenant, on ne parle plus, dis-je d’un thon (puisqu’on est en plein océan) sans réplique.